The ConversationPar Michel Albouy, Professeur senior de finance, Grenoble École de Management (GEM)

Tout le monde se souvient de la publicité de McCain Foods au sujet de ses frites surgelées : « C’est ceux qui en parlent le moins qui en mangent le plus ». En matière de management bienveillant, nous proposons de renverser le slogan en affirmant que « c’est ceux qui en parlent le plus qui en font le moins ».

La dernière mode en matière de management est, en effet, au bien-être au travail, au « slow management » et au « care » ; un mouvement parti du monde anglo-saxon et qui vise à lutter contre le stress et la souffrance au travail. L’intention est louable et qui ne pourrait y souscrire ? Elle alimente également de nombreux débats chez les chercheurs (déjà au congrès de l’Academy of management en 2010 et au congrès de l’Association de gestion des ressources humaines en 2011) et de nombreuses missions de conseil lucratives pour les consultants en management. Pourtant, et malgré l’affichage du management bienveillant, il nous semble que plus on en parle et moins on le pratique au sein des entreprises et organisations.

Le management bienveillant, tel Janus, ne serait-il alors qu’un double discours ? Main de fer à l’intérieur et gant de velours à l’extérieur ? On constate en effet, avec la montée en puissance de la digitalisation des entreprises, des exigences toujours plus fortes pour les collaborateurs en termes de performances, des environnements d’urgence et de compétition exacerbée.

Et ce n’est pas les réponses apportées par les dirigeants de ces entreprises dans le cadre du « care » qui changent la donne. Ainsi, il ne suffit pas d’installer une salle de sport, d’organiser des séances de yoga, de décréter des journées sans mails ou sans téléphone portable, etc., pour transformer la situation des salariés de ces entreprises et améliorer leur bien-être au travail.

C’est peut-être du reste parce que les salariés ont de plus en plus de mal à s’adapter aux exigences de leurs managers (toujours plus quantifiées) qu’ils ont tendance à se désengager ; un mal repéré par les directions des ressources humaines. Eh oui, à l’heure ou le désengagement au travail dans les grandes organisations pose un problème, la question du comment faire en sorte pour que les collaborateurs soient davantage performants est de plus en plus d’actualité. Cette question ne concerne pas que les grandes entreprises privées, elle concerne également l’ensemble des organisations (hôpitaux, universités, etc.).

La question est certainement sérieuse puisqu’elle fait l’objet de recherches et de publications prestigieuses. Ainsi, Teresa Amabile, professeure à Harvard Business School, et Steven Kramer nous expliquent dans leur ouvrage The Progress Principle, (Harvard Business Review Press, 2011) comment dépasser la crise du désengagement des employés et aider les managers à « maximiser la performance de leurs collaborateurs ». On pourrait naturellement citer d’autres auteurs qui surfent sur cette nouvelle vague.

 

Teresa Amabile, co-auteur de The Progress Principle.

Parmi les préconisations pour lutter contre le désengagement se trouve justement le management bienveillant et toutes les recettes susceptibles de (re) motiver les équipes comme la suppression des tâches inutiles, les relations professionnelles « toxiques », la valorisation des collaborateurs performants, la création de sens au travail, ou la fabrication d’espaces de travail conviviaux, etc. Notons cependant que la mise en place d’un management bienveillant n’est pas désintéressée : il s’agit bien, in fine, de « maximiser la performance des collaborateurs » comme le soulignent avec force les auteurs de The Progress Principle.

 

Une réalité trop souvent occultée


Le management bienveillant et/ou le slow management, vise en théorie à améliorer le bien-être des collaborateurs. Mais qu’en est-il dans la pratique ?

Souvenons-nous de la vague de suicides chez France Télécom dans les années 2008-2011 qui a fait 39 victimes : 19 suicidés, 12 tentatives de suicide et 8 dépressions graves. Dans cette affaire, la direction a été accusée d’avoir utilisé des méthodes managériales extrêmes pour pousser les salariés à partir du groupe. Le PDG de l’époque, Didier Lombard, avait déclaré – alors qu’un plan social visant 22 000 personnes était engagé – « Je ferai les départs d’une façon ou d’une autre, par la fenêtre ou par la porte ».

En juillet 2012 il était mis en examen pour harcèlement moral et devait répondre de sa politique de gestion des ressources humaines devant un tribunal. Même si France Télécom reste fort heureusement par son ampleur un cas exceptionnel, d’autres situations analogues peuvent être citées comme les trois suicides chez Renault au Technocentre de Guyancourt de 2006 à 2007 liés aux conditions de travail. Bref, et sans vouloir faire un état exhaustif qui serait fastidieux, retenons que le suicide au travail ça existe, que ce soit du fait d’une réorganisation brutale où d’exigences de performances toujours plus fortes et insoutenables.

Dans une grande société de haute technologie que j’ai eue à connaître au cours d’une mission de conseil, j’ai découvert l’existence des PWP, traduisez « people with problems ». Les PWP sont des collaborateurs qui ont, où posent, des problèmes au management. Comme ces collaborateurs ont des problèmes – professionnels ou privés- ils ne sont pas performants et il faut donc s’en séparer. Pourquoi pas, puisque l’exigence de performance le requiert ? Mais là où le bât blesse, c’est que chaque manager de business unit doit trouver un certain pourcentage minimum chaque année de PWP dans ses équipes.

J’ai le souvenir d’un patron de business unit me disant que tous ses collaborateurs étaient bons mais qu’il lui fallait en désigner quelques-uns pour satisfaire à la norme de la direction des ressources humaines. Cette grande société très High Tech adhérait pourtant à l’idée du management bienveillant et ses dirigeants paraissaient très convaincus, et très convaincants à ce sujet notamment dans des conférences publiques. Naturellement, en interne, tous les salariés étaient au courant de cette pratique (que l’on n’ose pas qualifier) et on peut se douter de l’impact du discours tenu en interne et en externe sur la nécessité du « care » dans la gestion des ressources humaines.

 

Un double discours ravageur


Malgré, l’affichage du discours éthique sur le management bienveillant, les entreprises font face de plus en plus à des « burn-out » de leurs personnels. C’est peut-être la raison pour laquelle elles créent des postes de « chief happiness officer » chargés d’incarner, de développer et de diffuser la bienveillance au quotidien. Le problème c’est que même parfois ces personnes chargées de soulager les salariés de leurs stress tombent également en « burn-out » !

 

Manuel Diaz (Emakina) analyse le phénomène des CHO.

Les grandes entreprises de la nouvelle économie, comme Amazon, ne sont pas à l’abri du double discours. Ainsi le New York Times a publié un article (Inside Amazon, 15 août 2015) très critique sur les conditions de travail au sein du géant de l’e-commerce. L’entreprise encouragerait notamment la délation entre collègues (rien de moins). Selon cet article les employés considérés comme de bons éléments sont surnommés les « Amabots », littéralement les robots d’Amazon. Ils doivent se plier à des horaires épuisants et plaire à tout prix à leurs managers. Des anciennes employées racontent par exemple comment elles ont été remerciées après avoir subi un cancer du sein en raison de suspicions sur l’efficacité de leur travail.

On est ici très loin du « care »… Mais il n’y a pas que les entreprises High-Tech. Le scandale des moteurs truqués de Volkswagen a également mis à rude épreuve les salariés du groupe automobile allemand, tiraillés entre la fidélité à leur entreprise et leurs valeurs personnelles. On pourrait malheureusement allonger la liste.

Autre double discours : celui sur la responsabilité sociale de l’entreprise. Là encore les géants de la nouvelle économie – les GAFA – ne craignent pas le grand écart. Pour le commun des citoyens payer ses impôts est chose normale sinon au minimum éthique. Pas pour les GAFA qui n’hésitent pas à chanter les louanges de la responsabilité sociale de l’entreprise et qui ne s’acquittent pas de leurs impôts en utilisant toutes les failles de la fiscalité internationale pour réduire leur note fiscale. Comment adhérer, en tant que salarié, à ces pratiques qui violent leurs consciences de citoyens ? Peut-on croire un instant que le discours sur le management bienveillant permettra de soigner les blessures ? On peut en douter.

Mais ce double discours n’est pas seulement répréhensible sur le plan éthique, il l’est également sur le plan de l’efficacité organisationnelle. À tenir un discours en externe et une pratique en interne totalement opposés, les dirigeants s’exposent à ce que leur parole soit de plus en plus disqualifiée. Ainsi, ce double discours, qui est de plus en plus mal ressenti par les salariés, contribue in fine non pas à l’amélioration du bien-être au travail mais au contraire à sa dégradation. C’est tout le paradoxe du management bienveillant.

 

Le faire plutôt que d’en parler…


Il ne faut pas être naïf : la pression concurrentielle qui pèse sur les entreprises est une réalité, et loin de nous de la nier. Il est par ailleurs indispensable que l’entreprise s’adapte aux changements de son environnement et demeure rentable pour sa propre survie. De ce point de vue les dirigeants ont pour mission de conduire les changements nécessaires.

Mais doivent-ils pour autant tenir un double discours ? Bref, parler plus de management bienveillant que nécessaire ? On le sait, le travail peut être cause de souffrances, mais on sait aussi que les entreprises peuvent être aussi des lieux d’épanouissement et de réalisation de soi.

Au lieu de parler de parler toujours plus de management bienveillant et d’agir en réalité à l’opposé, les dirigeants feraient mieux de moins en parler et d’agir réellement dans l’intérêt de leurs salariés. Ils feraient alors du vrai management bienveillant McCain : « Ce sont ceux qui en parlent le moins qui en font le plus ».


L’idée de cet article est née d’une discussion avec mes étudiants de Grenoble École de Management sur la gouvernance des entreprises et leur management.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.